Fragment Littéraire #4

« Parce que, quand j’aime, je suis avec mes héros. »

Je suis protégé par des amis discrets et passionnants

Quand j’avais sept ou huit ans, les nuages commencèrent à s’amonceler au-dessus de ma tête. Ma mère devenait étrange. Elle changeait de comportement d’une seconde à l’autre. Elle marmonnait des choses incompréhensibles et prononçait tout à coup des mots violents.
Elle avait l’habitude de faire chaque jour une promenade d’une heure dans la campagne toute proche de notre banlieue. Et, depuis peu, elle avait avancé l’heure de cette promenade. Elle quittait la maison vers trois heures et demie du matin.
Quand je lui demandai pourquoi elle se levait si tôt, elle me répondit qu’elle ne voulait pas rencontrer des gens.
Bientôt, elle ne sortit presque plus de notre appartement, sauf pour aller à l’église le dimanche matin et le mercredi soir. Mes parents faisaient partie (et, par conséquent, mes frères et moi aussi) d’une secte protestante qui interdisait tout : le cinéma, le sport, le théâtre, les livres. Tout sauf la Bible.
Cette secte était dirigée par un « apôtre » qui se prétendait immortel. Et tous ceux qui le croyaient allaient, le jour choisi par le Seigneur, entrer au paradis avec lui.
Chaque soir, lorsque mes parents étaient couchés, ma mère accusait mon père d’infidélités et l’insultait avec des mots interdits. Des mots qui m’auraient valu une gifle immédiate si j’en avais prononcé un seul.
Mes deux frères avaient quatorze et onze ans de plus que moi. L’aîné se maria quand j’avais huit ans, le second ne rentrait que tard le soir, quand tout le monde dormait. Moi, je couchais dans un coin du salon. Juste derrière le mur qui le séparait de la chambre de mes parents. J’entendais tout. Je n’arrivais plus à m’endormir. Ma situation était délicate.
J’aurais voulu disparaître. Dans la journée, je n’avais pas de problèmes. Je passais ma vie dehors à jouer au foot avec mes copains, à discuter, à traîner.
Mais le soir ?
Dans notre classe, il y avait une caisse avec une trentaine de livres que les élèves avaient le droit d’emprunter. Un jour, je me suis décidé à en rapporter un à la maison. Je crois que c’était une histoire de la Confédération helvétique (normal : nous étions dans une école de la banlieue ouvrière de Zurich). Le soir, je me mis à le lire, prétendant qu’il s’agissait d’un devoir. C’était un peu ennuyeux, mais, quand même, j’entendais moins les voix derrière la cloison. J’empruntai un deuxième livre, puis un troisième. Certains d’entre eux me faisaient complètement oublier mes soucis.
Toutes les écoles du monde connaissent deux hiérarchies : celle des profs et celle des élèves.
Chez nous, le premier de la classe, selon les profs, portait des lunettes et était fils de commerçants.
Ce qui le mettait dans la catégorie des riches. Il n’était pas doué en sport et n’avait aucun succès auprès des filles. Sa façon de s’intéresser à des choses qui n’étaient pas à la mode m’intriguait.
Au lieu de jouer au foot, il lisait et semblait très pris par ses lectures. Il avait vraiment l’air d’aimer ça. Je l’observais. Je commençai par lui poser des questions sur les devoirs. Puis, une ou deux fois, je m’assis à côté de lui à la récré :
– Qu’est-ce que tu lis ?
Il me montra son livre :
– C’est le dernier Winnetou. Je l’ai eu ce matin à la bibliothèque.
– Ah. À la bibliothèque ? Tu vas à quelle bibliothèque ?
– Ben, à la bibliothèque municipale, Tramstrasse.
Je voyais très bien où était la rue, mais je n’y avais jamais vu aucune bibliothèque. Je posais mes questions en feignant l’indifférence. Et je n’osais pas lui demander combien cela coûtait. Au fil de nos conversations, un jour, il m’apprit que c’était gratuit ! On te donnait des livres pour rien ! Pas de dépôt ? de garantie ?
– Non. Tu donnes ton nom, ton adresse. La bibliothécaire te remplit une carte et, quand tu prends un livre, elle inscrit le titre sur ta carte.
Il me montra sa carte : ses nom et adresse étaient inscrits sur la première page, sous l’en-tête de la bibliothèque. Il y avait trois feuillets qui se dépliaient, lignés comme nos cahiers d’écriture. Sur chaque ligne, un titre et, à côté, un tampon : « Rendu.»
– Si tu veux, tu peux  venir avec moi. La bibliothécaire connaît ma mère. Elle te fera une carte. J’en suis sûr.
– Humm…
Je regardai autour de moi, un peu absent.
– Oui, c’est une idée. J’aimerais bien des trucs un peu plus marrants que ceux qu’on a en classe.
– Ça n’a aucun rapport. Tu verras ! Je lui dirai de te donner Winnetou. C’est génial. C’est des westerns. Winnetou est un chef indien. Sa tribu vit dans des tipis. Et il y a aussi des trappeurs blancs. Le meilleur, c’est Old Shatterhand. Il vit comme les Indiens. Lui et Winnetou sont amis. Mais avec les autres, c’est la guerre… Enfin, il y a au moins dix livres de Winnetou.
Le lendemain, j’étais avec mon copain devant « sa » bibliothécaire.
Elle avait peut-être trente ans mais, pour moi, c’était une dame. Elle devait porter un tailleur bleu foncé et une blouse claire. L’équivalent du costume-cravate. Ses cheveux noirs frisés étaient attachés sur la nuque par une barrette d’écaille. Mon copain me présenta et lui expliqua que je voulais lire des Winnetou.
Elle sourit et me dit de l’attendre devant un bureau situé un peu à l’écart. Elle tamponna la carte de mon copain et il disparut dans les rayonnages qui s’étiraient derrière. Elle vint s’asseoir derrière le bureau, sortit un grand livre noir, y inscrivit mes nom et adresse, puis remplit une carte toute neuve.
Elle m’expliqua que j’avais droit à cinq livres par visite, que je pouvais les garder un mois, que je ne devais ni écrire ni dessiner dedans, ne pas les salir et ne pas corner les pages. Quand elle eut fini, elle me demanda si je savais comment trouver les livres. Je ne savais pas. Elle me prit par la main et m’emmena dans les rayons pour enfants.
La bibliothécaire me montra tous les rayons : des livres pour les petits, avec des images, des livres qui expliquaient comment réparer un vélo, comment construire un moulin à eau, fabriquer un circuit électrique. Apparemment, tout pouvait s’apprendre en lisant des livres.
Enfin, elle me montra les rayonnages qui m’intéressaient.
Des centaines de livres avec des Indiens, des cow-boys, des chercheurs d’or, des pirates, des naufragés, des explorateurs. J’étais là, à regarder partout, étourdi. Elle m’expliqua que les sections étaient signalées par des petits panneaux et que, à l’intérieur de chaque section, les livres étaient rangés par noms d’auteurs, dans l’ordre alphabétique.
– Tu vois, par exemple, ton Winnetou, tu le trouves là, section «Aventures ». Puis tu vas à M comme May. Karl May, c’est l’auteur, et tu trouves tous les livres qu’il a écrits à la suite, cette fois dans l’ordre alphabétique des titres. Winnetou est vers la fin de sa rangée puisqu’il commence par un W.
Je suivis son doigt et, en effet, il y avait peut-être vingt ou trente livres avec le nom de Karl May.
Elle me donna celui que je voulais.
– Tu en veux un autre ?
– Je peux en avoir cinq ?
– C’est beaucoup, cinq. Tu es sûr que tu les liras en un mois ?
– Je sais lire très vite, vous savez.
Elle rit.
– Bon, puisque tu aimes les aventures, je vais te donner des livres d’auteurs différents. Tu me diras ceux qui t’ont plu. Ensuite je t’en trouverai d’autres.
Elle marcha d’un pas décidé d’un rayonnage à l’autre et sortit les cinq premiers livres de ma première visite.
Trois jours plus tard, j’étais de retour. Avec mes cinq livres lus.
Elle était surprise :
– Tu n’as pas aimé ?
– Oh si ! Mais j’ai tout lu !
– Tu as tout lu ? – elle regarda la date d’inscription sur ma carte. Tu as tout lu en trois jours ?
– Oui, madame.
Elle resta un moment silencieuse.
– Raconte-moi !
Elle prit un livre après l’autre, je lui racontais le contenu de chacun. Et puis, pour chaque livre, elle donnait un coup de tampon : « Rendu.»
– Lequel as-tu aimé le plus ?
– Winnetou, bien sûr. Et l’histoire de Burning Daylight en Alaska, avec les chercheurs d’or.
– Ah… Jack London.
Elle m’emmena de nouveau dans les rayonnages. Me montrant Jack London, Stevenson, Verne, Kästner et beaucoup d’autres que j’ai oubliés. Elle me montra des couvertures et m’expliqua, quand je fronçais le nez, que l’on ne pouvait pas forcément juger du contenu à partir de l’image. Que l’auteur, c’était le plus important. Et qu’il fallait être curieux. Que ce n’était pas grave d’être déçu. Qu’on avait souvent de très bonnes surprises.
Je la regardais, méfiant : je ne veux pas être déçu. Parce que, quand j’aime, je suis avec mes héros. Je suis dans mon lit de trappeur, dans ma cabane faite de gros rondins de bois brut, j’entends hurler le vent. Mais je suis au chaud, protégé par le talent de mes amis discrets et passionnants, les auteurs. Plus d’un demi-siècle plus tard, rien n’a changé. D’autres amis se sont ajoutés à cette première liste. Toujours aussi discrets, toujours aussi passionnants. Je n’ai plus peur. Je sais qu’une inépuisable chaîne d’ami(e)s m’attend.

 

 Arthur Hubschmid,
directeur éditorial et cofondateur de l’école des loisirs

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