La P… respectueuse – Jean-Paul Sartre

Jean-Paul Sartre, c’est l’un des auteurs qui a construit mes années lycée, qui m’a lancé sur la voie de la philosophie, et du caractère engagé qu’elle peut incarner. C’est pour cela qu’écrire sur Jean-Paul Sartre en ne rendant pas public ses propres engagements est une tâche périlleuse, que je tente tout de même de réaliser aujourd’hui.

Le choix de l’œuvre est tout de même conscient, on ne peut pas l’épargner, quand on écrit sur Jean-Paul Sartre. Il n’est pas non plus question de débuter par Les mains sales, il faut y aller par étape. Commençons donc par La P… respectueuse, qui est à l’image de l’ensemble de l’œuvre littéraire de Jean-Paul Sartre. Il est en effet question de gens. Non pas de gens comme vous et moi, mais bel et bien au sens étymologique du terme, qui provient de la réunion des familles romaines ayant le même nom. Il y a donc une véritable idée de caste.

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Car La P… respectueuse réunit, le temps de 9 courtes scènes, plusieurs personnages, représentant leurs propres classes. C’est en cela que J.-P. Sartre se démarque des autres. Dans son œuvre, il n’est pas question d’individualités. L’Homme n’a pas le choix d’être ce qu’il est. Sa condition précède et façonne sa propre existence. Nous commençons la lecture par découvrir le personnage principal, la prostituée, Lizzie. Elle hésite à ouvrir quand on sonne à sa porte. Le décors est posé, quelque chose d’anormal – sinon de délétère – est à l’œuvre.

Nous devinons à cet instant que l’histoire se déroule dans le sud des États-Unis, au milieu des années 1950. Car c’est un nègre qui frappe à la porte. Le nègre n’a pas de prénom. C’est le nègre, point barre. Preuve s’il en est qu’on lui refuse toute identité propre. Lizzie, elle, ne veut pas d’histoire. Elle le répète tout au long de la pièce. Néanmoins, comme un leitmotiv, cela n’a que peu d’importance. Car ce sont les histoires qui vont venir à elle, comme elles sont venues au nègre qui cherche un refuge, comme un criminel, alors qu’il n’a pas commis la crime dont on l’accuse d’être le coupable.

« Fred : Mais c’est un nègre qu’il a tué.

Lizzie : Eh bien ?

Fred : Si on était coupable chaque fois qu’on tue un nègre…

Lizzie : Il n’avait pas le droit.

Fred : Quel droit ?

Lizzie : Il n’avait pas le droit.

Fred : Il vient du Nord, ton droit. »

Sans vous révéler la suite de l’intrigue, nous pouvons affirmer que toute l’histoire tient à ce postulat : les Hommes n’ont pas de liberté dans cette pièce. Les Hommes, tout blottis qu’ils sont, soit dans leurs conforts, soit dans leurs basses conditions, réagissent tels qu’on les a façonnés, tels qu’ils sont nés dans la société. C’est la société qui ferait l’Homme, et pas l’inverse. Un fatalisme très présent chez Jean-Paul Sartre, qu’on retrouve avec brio dans La P… respectueuse.

La pièce est courte, et se lit en à peine une heure. L’effet n’en est que plus redoutable : tout est exacerbé, nous n’avons pas le temps de digérer l’intrigue que la lecture est déjà finie. Un sentiment d’autant plus réaliste qui nous renvoie à cette impuissance palpable et presque désagréable.

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Tout l’intérêt réside justement dans ce sentiment. Car on ne lit pas La P… respectueuse pour y prendre un quelconque plaisir. On le lit pour se prendre une claque. On le lit comme un pamphlet très critique envers une société américaine emprise au racisme, et, avouons-le, à une certaine lutte des classes chère à l’auteur. Une lutte des classes plus qu’un combat entre noirs et blancs, Lizzie l’incarnant à merveille.

« Lizzie : Mais qu’est-ce qu’ils ont donc, pour qu’on soit toujours de leur côté ?

Le Nègre : Ce sont des blancs.

Lizzie : Je suis blanche moi aussi »

Une lutte des classes incarnée, enfin, de manière presque grotesque tant elle est affirmée par la présence du Sénateur, lui non plus n’ayant pas de nom propre, et qui arrivera très facilement à semer le trouble dans l’esprit de Lizzie. Preuve de la supériorité de son éducation et de sa maîtrise de la sémantique, mais également de son simple statut.

« Le Sénateur : Est-ce que tu crois qu’une ville entière peut se tromper ? Une ville tout entière, avec ses pasteurs et ses curés, avec ses médecins, ses avocats et ses artistes, avec son maire et ses adjoints et ses associations de bienfaisance. Est-ce que tu le crois ?

Lizzie : Non. Non. Non. »

À la lecture de cette pièce, un sentiment étrange nous envahit. Un sentiment amer. Et si ces lignes, et si ces phrases, qui ont maintenant plus d’un demi-siècle, pouvaient encore nous parler ? Au-delà de sa construction parfaitement maîtrisée, de son style direct désarmant, et de la fluidité qu’on lui connaît, du moins pour ses pièces de théâtre, Jean-Paul Sartre nous livre une œuvre simple et terriblement efficace. C’est encore ce qu’il sait faire de mieux.


Jean-Paul Sartre, La P… respectueuse, 1946.

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